La première est la parution d'un livre dirigé par l'anthropologue Jacques Barou, spécialiste des études africaines et des migrations internationales : De l'Afrique à la France. D'une génération à l'autre (Armand Colin, 2011). Si l'essentiel du livre est occupé par le compte rendu d'une enquête qualitative par entretiens approfondis, Jacques Barou rappelle aussi dans le premier chapitre un certain nombre de données de cadrage qui donnent au final une image bien différente de l'immigration africaine subsaharienne. Certes, il s'agit bien d'une immigration marquée par le poids plus important des familles monoparentales et par le nombre des enfants. Cependant, l'on comprend aussi qu'une double réduction a été opérée en réalité par H. Lagrange. Réduction géographique d'abord : cette immigration est tout particulièrement concentrée dans la région parisienne, tandis qu'elle est marginale voire quasi absente dans la plupart des autres régions. Réduction sociale ensuite : cette immigration n'est pas principalement celle de paysans illettrés polygames habitant une ZUS et devenus chômeurs (pour dire les choses). On y rencontre en effet chez les adultes un niveau de diplôme supérieur à celui des autres immigrations, de même qu'un niveau d'activité un peu supérieur, en particulier chez les femmes. Il s'agit donc d'une immigration plurielle, complexe, trop souvent caricaturée.

Image_sociologie_3.jpgLa seconde publication est la parution d'un compte rendu très détaillé du livre de Hugues Lagrange par Marwan Mohammed et Marion Selz, également chercheurs au CNRS. Dans cet article de la revue Sociologie, les auteurs soulignent que la thèse familiale de Lagrange est affirmée mais n'est pas démontrée : « on ne voit pas, en effet, comment il est possible de développer un raisonnement aussi fort et tranché sur le culturel et l’intrafamilial sans l’observer et l’interroger directement. La socialisation familiale est au centre de l’analyse mais à la périphérie de l’observation, les effets de l’origine sont déduits à défaut d’être décrits ». En d'autres termes, le sociologue a raisonné par simple déduction, il n'a en réalité mené aucune enquête de terrain auprès de ces familles qu'il suppose « écrasées par la culture et la religion ». Et les auteurs montrent qu'il est ainsi passé à côté de ce que révèle l'observation réelle des familles, à savoir la grande diversité des configurations familiales, le poids déterminant non pas de leurs formes conjugales mais de leurs ambiances familiales réelles (conflictuelles ou non), ainsi bien sur que le poids de la taille des fratries. Les auteurs rappellent enfin très justement à ce propos que si les familles nombreuses sont souvent un handicap dans la compétition scolaire, cela n'est pas nouveau et pas propre aux migrants sahéliens ou d'ailleurs, les études des années 1960 le montraient déjà au temps des « Blousons noirs » la plupart bien blancs de peau...
En conclusion de leur texte, Marwan Mohammed et Marion Selz insistent fort justement sur la réification du « facteur ethnoculturel » dans le travail de Lagrange : « Pour finir, cet ouvrage peut susciter un danger de réification de la société d’origine mise au service de politiques d’exclusion et non pas d’intégration pour lesquelles il semble plaider. Le texte grouille de catégories – "les Asiatiques", les "Maghrébins", la "morale confucéenne", les "natifs", les "autochtones", le "courant central de la société", "l’Islam" ou les "musulmans", les "Africains", les "peuples de la forêt" ou les "peuples du Sahel", etc. – désignant des populations définies avant tout par leur culture et leurs systèmes de parenté. Etant donné qu’il insiste sur la centralité de la relation entre les migrants d’origine et les autochtones, il y a un risque de provoquer dans la société d’accueil des conséquences exactement opposées à l’objectif pour lequel ce livre a sans doute été écrit. En creux, cela pose une autre question. Pourquoi lier les origines culturelles aux déviances (et plus largement à l’action sociale) uniquement lorsqu’il s’agit des minorités les plus stigmatisées ? Il ne viendrait à l’esprit d’aucun chercheur d’interpréter la délinquance des élites ou bien la vulnérabilité du "quart-monde blanc" des cités, en mobilisant leur culture ou leur ethnicité. Les majoritaires n’ont-ils pas de culture socialement "active" ? ». On ne saurait mieux dire.


Laurent Mucchielli sur Délinquance, justice et autres questions de société