Jean-Marc Jancovici : « Climat : mettre en place une économie de guerre »
Pour Jean-Marc Jancovici, nous vivons sous la triple contrainte du dérèglement climatique, de la dépendance vis-à-vis de ressources fossiles déclinantes et de l’argent rare. Dans ce contexte, le spécialiste de l’énergie et du climat invite, dans son dernier ouvrage, à « changer le monde ». Quelle contribution peuvent y apporter les collectivités territoriales ? Interview anti-idée reçues.
Vous dénoncez nombre de fausses bonnes idées, à commencer par la croyance selon laquelle les énergies renouvelables contribuent à lutter contre le changement climatique. Les collectivités, qui y voient en outre un vecteur de développement local, font-elles fausse route en les mobilisant ?
Toutes les énergies renouvelables ne se valent pas, et donc il faut, pour chacune, regarder le coût à la tonne de CO2 évitée par sa mise en œuvre, sachant que l’on ne pourra pas mettre autant d’argent que l’on voudrait sur toutes les filières en même temps. Ce coût est très élevé pour la production d’électricité d’origine éolienne et exorbitant pour celle issue du photovoltaïque.
Ce qui est local n’est pas forcément avantageux et le sympathique slogan « Small is Beautiful » ne se vérifie pas toujours dans les faits.
En outre, pour l’électricité il n’y a aucun intérêt à faire, en France, de la production locale, qui reviendra toujours plus cher que la production centralisée, par ailleurs peu émissive puisque fondée à 75 % sur le nucléaire et à 15 % sur l’hydraulique.
Dès lors que le réseau de transport et de distribution existe, investir dans la production décentralisée d’électricité, c’est jeter par les fenêtres un argent dont on a cruellement besoin pour financer la réduction de la demande. Plutôt que de poser des panneaux photovoltaïques dans l’Hexagone, il serait bien plus pertinent, pour l’industrie française et le CO2 planétaire, d’investir dans le solaire à concentration au Maghreb.
Le développement de la chaleur renouvelable vous semble, à l’inverse, plus justifié…
La question se pose en effet en des termes différents pour la chaleur, qui se transporte très mal et dont le gisement (géothermie basse température, bois) est bien réparti. Le bois constitue le deuxième poste de déficit de la balance commerciale, alors que la France dispose du premier gisement forestier d’Europe ! Pour les collectivités, il y a là un vrai domaine à investir.
Une politique de filière doit développer, sur une forêt en croissance régulière, à la fois des puits de carbone, du bois matériau et du bois énergie, le tout étant créateur d’emploi.
Dans les zones peu boisées ou dépourvues de ressources géothermiques, la récupération de la chaleur produite par les centrales nucléaires (1)pourrait, avec le développement du chauffage urbain, s’avérer une solution intéressante.
Est-elle techniquement et économiquement viable ?
La production combinée d’électricité et de chaleur à partir de centrales nucléaires est faisable techniquement. La question se pose en termes économiques : quel niveau de prix les énergies fossiles devront-elles avoir atteint pour que la cogénération nucléaire – et notamment la desserte en chaleur de populations situées au moins à 50 km des centrales – devienne compétitive ?
Face au double défi du changement climatique et de la dépendance aux énergies fossiles déclinantes que sont le pétrole et le gaz, il s’agit de se placer dans une économie de guerre et d’affecter massivement les ressources là où elles sont efficaces. La cogénération nucléaire peut être l’objet d’une action massive, qui sera source d’emplois et même d’exportations.
Autre politique locale moins favorable au climat qu’elle n’y paraît : l’implantation du tramway.
Le coût de la tonne de CO2 évitée grâce à ce mode de transport n’est en effet pas toujours des plus probants. Seul un passager de tramway sur dix a abandonné sa voiture, les autres voyageurs utilisaient déjà les transports en commun ou… se déplaçaient moins ou à pied.
Il faut aussi compter avec le trafic automobile induit en bout de ligne. La construction des infrastructures et du matériel roulant est source d’émissions, encore plus marquées pour un projet ferré s’il recourt à de nombreux tunnels et viaducs. La ligne E du RER aura « remboursé » sa dette carbone dans plus d’un siècle. Les nouveaux projets de transports en commun renforcent certes l’offre de mobilité ; ils ne réduisent pas nécessairement la vulnérabilité face au pétrole.
Les collectivités doivent-elles finalement mettre l’accent sur le bâtiment, l’urbanisme et l’aménagement du territoire ?
Elles ont certes un rôle à jouer en matière de rénovation thermique des bâtiments, mais leur intervention ne peut efficacement se déployer que si l’Etat fixe un cadre national : réglementation thermique, outils de financement, formation des artisans. Or, l’Etat n’a pas aujourd’hui la volonté de faire de la décarbonisation de la société la colonne vertébrale de son programme économique et les collectivités sont un peu livrées à elles-mêmes.
Pour ce qui est de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, leur première tâche est d’investir dans une économie qui augmente la résilience du territoire face à la raréfaction annoncée du pétrole et du gaz.
Dans un contexte d’« oil crunch » (augmentation de long terme du prix du baril et baisse des volumes disponibles), les politiques d’urbanisme doivent avant tout éviter d’induire un accroissement de la demande de transports.
Dans le cadre du Grand Paris, implanter des zones d’activités autour des transports collectifs pourrait susciter des déplacements en voiture, si les logements voisins ne sont pas achevés ou trop chers. En outre, il faut s’attendre à une baisse sensible de l’immobilier en grande banlieue, ce qui en renforcera l’attrait économique alors qu’il faudrait en sortir !
Attention aussi à l’idée reçue selon laquelle l’activité tertiaire correspondrait à une dématérialisation sobre en énergie : elle est au contraire liée à une société très énergivore, les emplois de bureau restant basés sur des flux physiques intervenus « ailleurs » (pour construire, équiper et entretenir des locaux, mais aussi pour permettre « ailleurs » l’activité industrielle, qui justifie une activité tertiaire qui en dépend toujours à un moment où à un autre).
L’implantation d’une grande surface signifie des importations de produits fabriqués « ailleurs », notamment en Chine à grand renfort de charbon. Cela fait le bonheur du consommateur, mais le drame du salarié (qui au final se confondent). Dans les villes, le tertiaire occupe des surfaces équivalant à la moitié de celles de logement.
Comment, dans un contexte de finances locales tendues, faire accepter aux collectivités l’idée qu’elles pourraient, un jour, être assujetties à une taxe carbone ?
Les collectivités locales vivent de l’impôt ; pourquoi seraient-elles contre une taxe par principe ? Cette taxe sera de toute façon payée demain, aux pays fournisseurs d’énergie fossiles.
Une hausse de 50 dollars du prix du baril de pétrole équivaut à une taxe carbone de 100 euros la tonne de CO2 : c’est le niveau que projetait, pour 2030, la commission « Rocard », qui avait réfléchi aux conditions de mise en œuvre de la « contribution climat énergie » (2), inscrite dans le « Pacte écologique » signé par le candidat Sarkozy.
L’outil visait une réduction progressive de la consommation d’énergies fossiles, ce qui aurait certes suscité des efforts, mais il n’y a plus d’option sans effort. Soit on se paie la taxe à soi-même et l’argent reste chez nous, soit on subit des chocs pétroliers à répétition et l’argent part ailleurs, et nous subissons inflation et chômage.
Parcours
Né en 1962, Jean-Marc Jancovici est consultant depuis une vingtaine d’années. Ce polytechnicien, également diplômé de l’Ecole nationale supérieure de télécommunications, a notamment développé, pour l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, la méthode du « bilan carbone ».
Associé aux réflexions de la fondation Nicolas Hulot (rebaptisée Fondation pour la nature et l’homme), il est co-auteur du « Pacte écologique », soumis aux candidats à la présidentielle de 2007. Cette même année, il fonde, avec l’économiste Alain Grandjean, Carbone 4, cabinet de conseil en stratégie carbone.
Ce « pro-nucléaire » affiché est membre de la commission d’experts de l’énergie, chargée en septembre par le gouvernement d’évaluer divers scenarii énergétiques à l’horizon 2050, dont une sortie progressive de l’atome.
Dernier ouvrage : « Changer le monde », mai 2011,
Sur La Gazette.fr